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Mohamed–Sghir Janjar est anthropologue. Parmi ses dernières publications :  «La place des livres dans une société à faible littératie » in Le tissu de nos singularités : vivre ensemble au Maroc, (En toutes Lettres, 2016) et « Religion et modernité dans le contexte de la mondialisation et la diversification des processus de sécularisation » in De la modernité aux modernités, Ed. Académie du Royaume du Maroc, 2017.

Liberté religieuse au Maroc, un processus inachevé

 
 
Face au défi politique du « Printemps arabe », la monarchie marocaine a répondu par une révision constitutionnelle qui, tout en réaffirmant l’attachement du pays aux libertés fondamentales, est restée muette sur la question de la liberté de conscience.

Contrairement à la Tunisie où le long et intense débat public avait permis d’inscrire « la liberté de croyance, de conscience et de l’exercice des cultes » dans l’article 6 de la Constitution, les auteurs de la nouvelle Constitution marocaine se sont limités à la garantie par l’Etat du « libre exercice des cultes » (article 3). La virulente opposition d’une large coalition conservatrice opposée à toute reconnaissance légale de la liberté de conscience, la faible structuration du courant moderniste et la volonté du pouvoir politique d’écourter le temps du débat public en soumettant rapidement la nouvelle réforme au référendum, y ont été pour quelque chose. 

Six années après, quelle est la situation de la liberté et du pluralisme religieux ? Le statu quo juridique actuel traduit-il l’état de la société ou serait-il devenu un frein à sa dynamique d’ouverture ?

Libertés individuelles et vision holiste de la religion

De nombreux faits juridiques et sociaux semblent indiquer que l’axiologie de la liberté de conscience progresse timidement dans les mentalités. Certes, il est toujours problématique d’afficher publiquement un changement de religion ou une attitude athée, mais certains signes d’une évolution des pratiques s’affichent désormais dans l’espace public. 

En 2014, le juge de la cour d’appel de Fès prononça la relaxe d’un marocain converti au christianisme, annulant ainsi le jugement du tribunal de première instance qui l’avait condamné à trente mois de prison pour prosélytisme. Pourquoi ce jugement est-il destiné à faire jurisprudence ? 

Jusque-là, les juges marocains avaient l’habitude de se tenir à une lecture restrictive et holiste de l’article 220 du Code pénal. On considérait ainsi que tout comportement différent de la pratique religieuse commune doit rester caché dans la sphère privée. Aussi le témoignage de foi public d’un marocain converti à une religion autre que l’islam était-il pris systématiquement pour du prosélytisme. 

Rédigé initialement à l’époque du protectorat, l’article en question, comme beaucoup d’autres, a été repris au lendemain de l’indépendance. La visée de ses rédacteurs initiaux n’était pas essentiellement la protection de populations démunies contre les opérations de prosélytisme d’envergure que pourraient mener des institutions étrangères. Il en est de même pour l’article 222 qui punit toute personne « connue pour son appartenance à la religion musulmane » et qui « rompt ostensiblement le jeûne dans un lieu public pendant le temps du ramadan, sans un motif admis par cette religion »

Voulu comme arsenal protecteur des populations autochtones, ces textes sont devenus avec le temps des outils de répression des libertés individuelles.

Modernisation et formatage religieux

Que s’est-il passé entre-temps ? Le pays a connu des mutations profondes, dont, notamment, la désagrégation des structures sociales traditionnelles, l’urbanisation accélérée de la société, la scolarisation massive des jeunes générations, le changement des structures familiales, l’émergence de l’individu, la transformation des modes de socialisation religieuse, avec l’augmentation de la mobilité des individus et le fort impact des moyens modernes de communication et d’information. 

La société marocaine a vécu une courte phase d’homogénéisation religieuse à la suite du départ d’une grande partie des populations européennes après l’indépendance en 1956, laissant des églises abandonnées, ainsi qu’à l’exode massif des juifs marocains après l’édification de l’Etat d’Israël et au lendemain de la guerre de 1967. 

Cette homogénéisation religieuse est également le fait d’une idéologie nationale salafiste investie dans la lutte nationaliste, et devenue une sorte de doctrine d’Etat sous le règne de Hassan II.

Pluralisme et liberté religieuse à l'ordre du jour

A l’aube du XXIe siècle, les questions du pluralisme et de la liberté religieuse sont à l’ordre du jour et sous des formes inédites, et ce en raison de plusieurs facteurs, dont notamment :

• Le pays est devenu au cours des dernières années une terre l’accueil d’une immigration subsaharienne de plus en plus importante, constituée, en partie, de populations protestantes fort pratiquantes. 

• L’émergence de phénomènes de conversion religieuse –essentiellement au christianisme – parmi la jeunesse marocaine, grâce notamment à la mobilité des individus, l’instruction et l’essor des moyens d’information et de communication. 

• L’apparition des premières fissures dans la multiséculaire unité doctrinale (islam sunnite de doctrine juridique malikite) qui a régné jusque-là, avec l’apparition notamment de petites communautés shi’ites, due essentiellement à l’influence de la diaspora marocaine de Belgique. 

• Les processus d’individuation et de sécularisation qui conduisent une partie active de la jeunesse des classes moyennes urbaines à revendiquer une modernisation des législations dans le sens du respect et de la protection des libertés individuelles. C’est ainsi que le Mouvement alternatif pour les libertés individuelles (MALI) a axé ses campagnes sur la nécessité de réformer le Code pénal, en vue de reconnaitre les droits des minorités marocaines chrétiennes, la décriminalisation des relations sexuelles entre personnes adultes consentantes, ou de la dépénalisation de la rupture du jeûne durant le mois du ramadan, etc.

Outre la décision de la cour d’appel de Fès en 2014, le Maroc a été le théâtre d’autres évènements qui vont tous dans le sens d’une ouverture vers l’idéal de la liberté de conscience. C’est le cas, notamment, de l’autorisation accordée en 2012 aux deux Eglises catholique et protestante du Maroc d’ouvrir à Rabat un Institut œcuménique de théologie (Al Mowafaqa) ; le développement par le Haut Conseil des oulémas d’une nouvelle exégèse repensant la question de l’apostasie et posant le principe de liberté au fondement de la croyance religieuse (2016). Notons également, dans le même registre, l’audience accordée par les responsables du Conseil national des droits de l’homme aux représentants de la coordination des chrétiens marocains. 

Le système juridique marocain est encore loin de l’application rigoureuse de l’article 18 de la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948). Mais fidèle à son approche réformiste, le pays semble déployer un effort institutionnel soutenu en vue de neutraliser les tensions qui traversent l’ensemble de son ordre juridico-politique. Tensions dues à ce qu’Ali Mezghani désigne comme le télescopage de deux logiques différentes et correspondant à des paradigmes irréconciliables : d’un côté, la référence à l’islamité de l’Etat et, de l'autre, l’usage massif du droit positif ainsi que la reconnaissance constitutionnelle de la primauté de la norme internationale sur le droit interne.


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