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Khalid Najab est psychanalyste. Il anime un Séminaire de psychanalyse à la Fondation du Roi Abdul-Aziz à Casablanca.

La politique à l’épreuve de la clinique

 
 
Le dernier livre de Jean-Claude Milner* nous propose, sous forme d’une série d’entretiens avec Philippe Petit, une vue en survol de la France d’aujourd’hui . C’est en questionnant les traces du passé, que le philosophe pense les grands nœuds du présent comme l’affaiblissement de la démocratie ; les rapports des catholiques à la pensée des droits de l’homme, l’impact de la défaite de 1940 sur la société française contemporaine ou les liens entre école et inégalités sociales.

Un large spectre de questions

Au gré de ces entretiens, nous sommes amenés à nous arrêter sur des questions aussi variées que l’impasse de la construction européenne, l’abandon d’un projet français pour l’Europe, la situation des immigrés, l’affaiblissement d’anciens corps intermédiaires, l’éclipse de la langue française. Ou encore : le caractère fixiste de la société française, la renaissance d’un goût immodéré pour les privilèges, le renforcement des entraves aux libertés, aux évolutions sociales, etc.

Au-delà du spectre des questions ainsi balayées, l’intérêt du livre tient aux éclairages qui en renouvellent la lisibilité. Et aux clefs de lecture proposées. 

Pertinences historiques

Ces éclairages s’ordonnent à partir de points de perspective historiques choisis. Ici, sont privilégiées, non les amples continuités, mais les coupures, les ruptures. Ainsi, contrairement à Pierre Legendre par exemple pour ce qui est de l’Etat, l’accent ne sera pas mis sur la continuité entre le droit canon de l’époque médiévale et le droit contemporain, mais sur la rupture radicale qui s’opère avec la révolution française. C’est à partir du poids de ce passé que seront analysées l’évolution des corps intermédiaires, les prétentions de juges à s’instaurer comme « pouvoir » judiciaire et non comme « autorité ».

C’est la trace de ce passé qui est encore appréciée lorsque ces pouvoirs et ces corps intermédiaires sont jaugés à l’aune de Montesquieu, - certes conceptuellement reformulé - dont la pensée a été une référence constante pour les philosophes des lumières, comme pour les pères fondateurs de la Révolution. 

Autre exemple : pour la construction européenne et la place de la France dans cette construction, on ne privilégiera pas une vue continuitiste qui met en exergue un progressif élargissement de l’Europe, mais les ruptures et les changements qui ont scandé les différents temps de cette « construction ». Dès lors, l’accent se porte sur l’abandon, avec l’entrée de la Grande Bretagne, du modèle de départ d’une Europe des Nations ; lesquelles avaient en partage un modèle et une forme de gouvernement républicains. Pour la suite, l’accent sera mis sur l’affaiblissement du modèle de départ, sur l’abandon du modèle républicain.

Plus près de nous, c’est au désastre de 1940, la débâcle militaire d’un côté et le vote des pleins pouvoirs à Pétain que seront – pour une part tout du moins - rapportés l’affaiblissement de l’Etat Nation, et la perte de la République. 

Une série de constats 

Le premier concerne le devenir des corps intermédiaires : l’Armée, l’Eglise, les enseignants, l’autorité judiciaire, la petite bourgeoisie comme opérateur de stabilisation.

Soit l’affaiblissement du corps enseignant, qui jouait un rôle essentiel à divers titres. Educatif d’abord, par la transmission du savoir et l’apprentissage de la production de savoir. Social et sociétal, puisque l’enseignant constituait une autorité qui venait limiter l’autorité de la famille. Politique enfin, du moment où l’Ecole pouvait apprendre, outre les savoirs, à reconnaître et dénoncer les abus de pouvoir. Le déclassement social des enseignants, la perte de prestige et l’érosion de leurs pouvoirs au profit de l’Administration et des familles a fini par faire disparaître une pièce maîtresse du modèle social français et du modèle français de la République, où l’autorité de l’enseignant constituait une forme de contre-pouvoir.

Le même progressif affaiblissement atteint l’université française. On assiste aussi à une lente érosion de la langue française, sa lente disparition comme instrument de la circulation des idées, au profit de l’anglais. On connaît, par ailleurs, la thèse de J.-C. Milner sur l’absence de vie intellectuelle en France. Non qu’il n’existe des penseurs et des chercheurs, mais le manque d’échanges entretenus entre eux, empêche un lien qui fasse exister une république des lettres. 

Autre constat: l’effondrement de l’Etat-nation. De fait, l’Etat se réduit à une forme résiduelle : l’Administration. La Nation n’avait déjà plus beaucoup de place dans un monde gouverné par les puissances ; la construction d’une Europe conçue comme « recours anti-Etat et anti-Nation » a amplifié cette érosion.

Une lecture clinique

On rappelle régulièrement que J.-C. Milner est linguiste et philosophe. On ne souligne pas assez l’art du clinicien que ses travaux démontrent. Et ce, qu’il s’applique à penser des faits de langue, des faits de pensée, ou des faits sociaux et politiques. L’art du clinicien s’exerce ici à exhiber des différences essentielles derrière des unités qui s’avèrent à l’examen mal dégrossies : des noms équivoques, des ambivalences, une routine de pensée. Le tableau clinique ne s’ordonne pas seulement à partir de l’écrémage de traits de surface, mais de caractéristiques fondamentales et d’une articulation essentielle qui livre, à chaque fois, comme la cause et la clef.

Un exemple : la caractérisation de l’époque contemporaine (« le discours occidental ») à partir d’un système d’hypothèses, qui ne sont pas toutes évidentes : la science mathématisée, la transformation de la science en théorie de la technique, l’instrumentalisation de la science par la technique, l’autonomisation de la politique à l’égard des morales et des religions, l’articulation des libertés individuelles et des libertés publiques… A cette aune, les « valeurs occidentales dérivent de ces hypothèses ; elles ne sont pas premières, mais secondes… ».

Occasion de repenser le statut de valeurs réputées fondamentales, et questionner la volonté de les rendre universalisables. 

Qu’on se porte, cette fois, plus avant dans l’ouvrage (pp 86 sq.), pour un éclairage de la position de l’Eglise. Merveille ! Celle-ci s’avère n’avoir plus rien à faire de la religion chrétienne. « Je ne parle pas de la religion chrétienne, mais de l’Eglise catholique, ce n’est pas du tout la même chose. L’Eglise s’est effectivement installée dans les droits de l’homme après avoir soutenu, tout au long du dix-neuvième qu’ils relevaient du délire. Il y allait de sa survie… » … « En vérité, cela fait longtemps que l’Eglise catholique a abandonné la religion chrétienne à son sort ». Elle s’intéresse moins aux fidèles qu’à ceux qu’il faudrait gagner. La raison ? L’adhésion - certes tardive - aux droits de l’homme ne va pas nécessairement dans le sens des dogmes fondamentaux du christianisme (le péché originel, la rédemption,), ni avec ses commandements premiers (l’amour de Dieu et du prochain). Le reste tient à l’histoire récente. Au sortir de la seconde guerre, l’Eglise avait à choisir son camp entre deux grandes puissances, l’URSS et les Etats Unis, l’une athée et l’autre protestante…

« Français, encore un effort si vous voulez … »

Que l’on prenne l’affaiblissement des corps intermédiaires, les impasses de la construction européenne et ses effets sur l’Etat-nation France, la perte en chemin du projet français d’une Europe des Nations, ou que l’on déplore l’absence d’une vie intellectuelle, on ne lira pas dans ces conversations une variante du discours qui annonce ou déplore je ne sais quel "déclin". On retiendra plutôt le tracé d’un faisceau de faits convergents qui témoignent d’un abandon progressif de la forme républicaine du gouvernement et du modèle français de la République. C’est comme si, en sourdine, une voix répétait, tout du long de ces considérations: « Français, encore un effort si vous voulez … rester républicains ».

Il m’eût fallu dire encore le plaisir – toujours renouvelé avec les travaux de J.-C. Milner - à lire une pensée soutenue, où il est tout à la fois requis que toute chose soit élevée à la dignité d’un objet de pensée et que tout objet soit pensé avec une égale exigence de rigueur, qu’il s’agisse d’épistémologie, de linguistique ou de politique.

* Jean-Claude Milner, Considérations sur la France, Editions du Cerf, 2017, 192 p.

 


Jean-Claude Milner, Considérations sur la France, Editions du Cerf, 2017, 192 p.

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